Scènes

Tout est possible à Tampere

La ville de Tampere va vite. Tout est rapide(s) dans son histoire.


Linda Fredriksson et Mikko Innanen © Jyrki Kallio

Sa construction et son expansion très récente, liée à une activité industrielle débordante au XIXe siècle en font une ville jeune et dynamique. Les fameux rapides Tammer qui la traversent ont fourni l’électricité aux nombreuses usines agglomérées sur les rives. Ces bâtiments gigantesques, en brique rouge, sont aujourd’hui presque tous réhabilités en structures culturelles ou commerciales (théâtres, salles de concert, restaurants, halles, etc…). Une fois encore, la ville n’a pas perdu de temps pour transformer cet héritage industriel en attractivité culturelle et touristique. C’est ainsi que plusieurs évènements se déroulent dans l’année, organisés en partie par Tampere Music Festivals, la structure qui propose depuis 37 ans, le Tampere Jazz Happening.

Fire ! Orchestra © Maarit Kytöharju

Ce festival se tient, très compact, entre l’ancien entrepôt de marchandises (pakkahuone) et l’ancien chantier naval (telakka) de l’autre côté de la place de la Chambre des Douanes (Tullikamarin Aukio). [1] A sa tête on trouve Minnakaisa Kuivalainen, la directrice générale, pétillante francophone, qui s’assure du confort de tous avec un enthousiasme non feint et Juhamatti Kauppinen, le directeur artistique, un homme peu loquace mais qui entend tout et qui fait de sérieux paris artistiques, comme nous allons le voir.

Enfin, Tampere Jazz Happening c’est aussi un rendez-vous pour les professionnels (journalistes, programmateurs) du monde entier et les discussions multilingues permettent d’échanger sur les scènes de nos pays respectifs et nos coups de coeurs musicaux. Voyez tout ce petit monde, discutant et argumentant sur le concert de la veille, aligné et suant dans un sauna infernal situé au bord d’un lac gelé dans lequel chacun ira plonger à la queue-leu-leu… C’est pour le bien du jazz et des musicien.ne.s. Il faut savoir donner de sa personne. Yksi vodka, ole hyvä !

Cette année était consacrée à la scène autrichienne (et l’année prochaine c’est la scène française qui sera à l’honneur !!) : la première soirée au Klubi (la petite scène) proposait trois groupes, jeunes et un peu verts : l’Interzone du trompettiste au son clair Mario Rom, à la musique pleine d’humour et Lukas Kranzelbinder, le bassiste qui sort du lot. Un nom à retenir. Puis Kompost3 et Elektro Guzzi ont clos le set autrichien avec énergie.

Yuko Oshima et Hamid Drake © Maarit Kytöharju

Sur la grande scène du Pakkahuone, les concerts se succèdent. Cette espace est en plusieurs parties, en enfilade et grâce à de nombreux écrans géants et à la sonorisation, on peut suivre le concert tout en circulant du stand de disques au bar, d’une salle à l’autre. Le Telakka, en face, accueille également dans une ambiance de club bondé, une partie des petites formations.
J’ai choisi trois concerts particuliers parmi les vingt-et-un du programme.
Un mot cependant sur quelques-uns :
Jussi Lehtonen, batteur, reçoit le prix Yrjö 2018, l’équivalent d’une Victoire du jazz, avec son quartet très classique.
• le quintet d’Henri Texier, où chacun prend la parole à tour de rôle et où l’on joue encore sérieusement le blues.
Trygve Seim, le saxophoniste norvégien, a conçu son programme en résidence à Helsinki, une longue suite plaintive et ennuyeuse.
Black Motor, un trio finnois, joue un free jazz généreux, dans la lignée d’Albert Ayler ou Gato Barbieri.
Olavi Louhivuori, un batteur finlandais dont vous entendrez parler, s’est payé un quartet de luxe avec Eivind Lønning (tr), Juhani Aaltonen (flûte et sax) et Palle Danielsson (b) – espaces infinis, sonorités aériennes, lenteur et étirement de la narration, beaucoup d’interaction entre les musiciens, un très beau concert.
• Que Vola, le projet de Fidel Fourneyron, a mis le feu aux poudres à la grande salle.
Rymden, le projet qui tente de ressusciter EST en remplaçant le pianiste par Bugge Wesseltoft, ne prend pas. N’est pas Docteur Frankenstein qui veut.
• le trio Mopo, un power gang finlandais, invitait le saxophoniste Mikko Innanen pour un set brûlant à Telakka. La salle pleine comme un œuf a poussé les musicien.ne.s dans une débauche d’énergie et de musique, un vrai régal. Il faut dire que Linda Fredriksson, la saxophoniste baryton du trio, est une personnalité étonnante qui emporte tout sur son passage !
• l’Art Ensemble of Chicago est apparu décevant, caricatural et vieillissant. Un concert pénible et sans âme, malgré les interventions de la violoncelliste Tomeka Reid. En vain.
• Enfin, le dernier concert du festival réunissait Verneri Pohjola (tr) et Olavi Louhivuori (d) dans un projet de chansons populaires finno-suédoises, théâtre de beaux moments musicaux, même si l’essentiel se situait dans les textes réservés au public vernaculaire, donc.

Kaja Draksler Octet © Maarit Kytöharju

Attardons-nous sur les trois concerts chocs.

La pianiste slovène Kaja Draksler est venue présenter son octet européen. Dans cet ensemble où l’on compte une nationalité par musicien.ne, l’orchestration et l’instrumentation sont deux composantes essentielles de la musique. Les compositions s’inspirent des poèmes de Robert Frost et forment une sorte d’oratorio dans lequel transparaissent toutes les zébrures de l’Europe, toutes les cicatrices mais aussi les belles histoires, des sonates de Haendel aux constructions de Ligeti en passant par les ballades irlandaises. On y entend toute la culture de ces musicien.ne.s, nourri.e.s au jazz, à la musique classique et rompu.e.s à l’improvisation. Kaja Draksler, déjà louée comme pianiste dans nos colonnes, montre là une capacité de cheffe d’orchestre indéniable, à l’image de sa partenaire Eve Risser. La chanteuse Björk Níelsdóttir, artiste polymorphe, est étonnante dans cet ensemble.

Le duo Hamid Drake et Yuko Oshima installe les deux batteries sur scène, face à face. Les sets sont bien fournis en percussions et chacun a son gong. Voilà déjà un concert qui propose une photo originale : une scène remplie de fûts, de tiges, de peaux, de bois, comme un carambolage de charrettes et deux musicien.nes, Hamid Drake, immense Africain Américain à la longue coiffure en dreadlocks et Yuko Oshima, petite femme japonaise aux cheveux courts. Un sacré contraste. Il n’en est rien, ces deux–là sont semblables, ils parlent la même langue, produisent la même longueur d’onde. Le concert est une longue suite pendant laquelle ils prennent tour à tour la parole, se poursuivent, se rejoignent et s’écoutent. Cette fois, la présence des écrans géants me semble nécessaire : on peut voir l’expression de leurs visages et l’on y voit toute l’attention et l’écoute l’un pour l’autre. Hamid Drake chante, il psalmodie. Il parle de la batterie d’abord, puis, accompagné d’un bendir, il chante « Heart’s Lotus », une improvisation basée sur la « Chanson des sept lignes » [2] et termine par une sourate en arabe, devant une assemblée finlandaise envoûtée. Là où Drake chante, Oshima peint. La batteuse oppose un jeu tout en gestes et arabesques, le visage ouvert et tourné vers les cintres et on peut trouver dans son utilisation plus métallique, plus cliquetante, plus frottée de sa batterie, une couleur genrée, féminine qui répond par complémentarité à un jeu plus grave et plus boisé de Drake, un drumming masculin. Il y a une véritable fusion empathique dans ce duo et leur musique, une poésie sans retenue aussi.

Enfin, le Fire ! Orchestra est venu présenter son nouveau répertoire Arrival qui comprend un quatuor à cordes et trois clarinettes comme couleur dominante. Dirigé par le trio Gustafsson, Berthling et Werliin, cet orchestre en grande partie suédois a toujours une couleur très dynamique, très fluide avec des grandes vagues, des balancements qui sous-tendent la longue suite unique d’une heure. Arrival, c’est aussi une histoire chantée par Mariam Wallentin, étonnante vocaliste. On voit Mats Gustafsson poser son baryton pour diriger l’orchestre dans les improvisations collectives et donner ainsi une cohérence à l’architecture de la pièce. Pourtant, ce soir-là, le son était mauvais, qui aplatissait tout dans un brouhaha stérile. Par moment, on voyait bien les solistes s’époumoner sur scène, comme une pantomime muette. Dommage, car le peu qui est parvenu jusqu’au public a laissé entrevoir la puissance évocatrice du répertoire.

Le Tampere Jazz Happening propose une riche programmation, internationale et aventureuse. C’est un luxe que se paye la ville, un endroit chaleureux et accueillant, où le public répond présent à presque toutes les propositions. La scène jazz finlandaise est tout aussi variée et fera l’objet bientôt d’un dossier spécial, sur Citizen Jazz. Kiitos

par Matthieu Jouan // Publié le 18 novembre 2018

[1Pour les cours de finnois, adressez-vous à Charles Gil. Ce tourneur français vit à Helsinki et organise depuis des années des tournées de musicien.ne.s français.e.s en Finlande, dans les pays baltes et en Scandinavie. Il est l’homme de la situation.

[2« Dorje Tsigdun », écrit par Guru Rimpoché, le second Bouddha tibétain