Sur la platine

Les mailloches berlinoises de Taiko Saitō

Tour d’horizon de la discographie de la vibraphoniste japonaise.


Originaire de Sapporo au Japon, la vibraphoniste (et marimbiste) Taiko Saitō est installée maintenant depuis de nombreuses années à Berlin, où elle a rencontré la fine fleur du jazz et des musiques improvisées de la ville-monde. Nourrie par la musique de chambre, comme en témoignent ses lectures des œuvres des compositeurs russes Sofia Gubaïdulina et Viktor Suslin, elle n’a cependant jamais cessé de travailler avec des musiciens japonais : c’est dans Futari avec Satoko Fujii que nous l’avions plus récemment repérée, et dans le Trickster Orchestra de Cymin Samawatie où elle côtoie la kotoïste Naoko Kikuchi. Récemment, elle participait également au trio SAN avec Fujii et la batteuse Yuko Oshima. L’occasion de se promener dans sa discographie.

En 2017, Taiko Saitō s’ouvrait les portes du label Clean Feed avec le trio Kokotob où elle croisait la clarinette basse de Tobias Schirmer et le piano de Niko Meinhold, marquant son implantation dans la capitale allemande, où elle vit depuis 1998. Cet orchestre est né d’une rencontre, forte, avec le pianiste du Berlin Improvisers Orchestra et des premiers orchestres de Silke Eberhard. Dans une juste continuité des choses, on retrouvera Saitō au sein du Potsa Lotsa XXL de la saxophoniste.

Avant Kokotob, il y eut Koko, qui reste la porte d’entrée parfaite à la musique de la vibraphoniste. Dans ce disque paru chez Pirouet Records en 2006, on reconnaît dans le toucher subtil de Meinhold tout un paradigme debussyen qui tangente l’œuvre et dit beaucoup des choix de Saitō, notamment dans son solo Tears Of A Cloud (« Erimo »). Le jeu de la vibraphoniste est souvent dans la douceur, assez proche des éléments. Parfois, ceux-ci se gonflent comme un torrent, peuvent même se déchaîner (« Kuidóraku ») lorsque Meinhold insiste de sa main gauche. Il y a une connexion forte entre les deux claviers, comme c’était aussi le cas avec Satoko Fujii dans Futari, mais dans Koko, les éléments sont sous-jacents ; si Taiko Saitō conserve la fluidité de l’eau, le duo avec Meinhold l’utilise davantage comme un moyen que comme un but. « Der Elf » par exemple s’inscrit dans un jazz contemporain plus sage, soulignant la capacité de la musicienne de s’exprimer dans de nombreux registres.

C’est dans une couleur très chambriste que Taiko Saitō s’intègre au Berlin Mallet Group où elle rejoint son premier professeur dans la capitale allemande, le vibraphoniste étasunien David Friedman, à qui l’on doit un beau trio avec Daniel Humair et Jean-François Jenny-Clark (Ternaire, 1992). Le quartet compte exclusivement des percussions à claviers, ce qui en fait l’une des rares formations de ce type ; c’est un orchestre très berlinois avec un Américain et une Japonaise, mais également un Autrichien (Hauke Renken) et un Allemand (Julius Heise), qu’on a déjà entendus avec Claudio Puntin.

Dans Signi d’Oro, les trois anciens élèves de Friedman et leur professeur travaillent tout à la fois des compositions du maître et des improvisations. Avec « Komodo no Kodomo », on peut ainsi goûter toute les palettes offertes par les vibraphones et les marimbas, tant dans la rigueur rythmique que dans l’expressivité des lames ; il y a beaucoup de profondeur dans ce morceau, qui peut s’écouter au casque tant il semble que les contrepoints sont multiples. On apprécie à la fois la dureté de la frappe et la fluidité des tintinnabulis, Saitō conservant ce goût pour l’eau, pour le flot des mailloches, ce qui est sensible aussi dans « Sea Lady », morceau plus abstrait qui nous rapproche davantage du travail de l’artiste avec sa compatriote Satoko Fujii dans Futari.

Ce duo est un sommet créatif et poétique dans la carrière de Taiko Saitō. Beyond, enregistré live, avait montré la grande complémentarité de la vibraphoniste avec la pianiste, les nappes proposées par les mailloches répondant au piano bien souvent préparé, comme pour brouiller les pistes. C’était en 2019… Puis il y eut la Covid. On sait que la pianiste a beaucoup travaillé pendant les confinements : le trio Mosaic en témoigne. Avec Saitō, le même processus de télémusique [1] a été appliqué à Underground, dont les trois volumes montrent la grande productivité.

Les solos se marient, souvent à plusieurs années d’écart, la seconde protagoniste complétant l’atmosphère de la première. Le premier volume de cette série, supérieur en tous points par son étrangeté et son côté fascinant, nous permet de pénétrer dans l’univers des deux musiciennes : la répétition de « Asayake », où le bois du piano comme son mécanisme intérieur viennent répondre à un ostinato du vibraphone. L’amalgame des instruments crée des résonances, des sympathies inédites et profondes qui s’expriment avec force dans « Underground », morceau titre qui nous plonge dans un abîme, aux côtés de deux artistes fascinantes.